L’assassinat de Matoub Lounes, le 25 juin 1998, a renforcé la légende de « l’enfant terrible de Kabylie ».
Matoub Lounes ou la naissance d’un culte
Le lieu s’y prêtait. Dans la courbe de la terre, c’est comme une grotte creusée naturellement, des bougies y sont régulièrement allumées, des textes, des petites affiches y sont collées pour Matoub Lounes dont le sang a coulé, là, juste au tournant, à Thala Bounane. Depuis, cette cavité est devenue un lieu de pèlerinage, un arrêt obligé avant d’arriver à Beni Douala, son village natal, où on vient se recueillir sur son tombeau comme on visite les saints de la région.
Aimé de son vivant, Matoub Lounes était en Kabylie une star entre Aït Menguellet et Imazighen Imoula, mais sa mort violente, le 25 juin 1998, l’a rendu unique, en a fait une légende et un véritable objet de culte.Assassiné à quelques kilomètres de Tizi Ouzou, la capitale informelle de la revendication amazighe, cette ville de laquelle est parti le Mouvement culturel berbère en 1980, Matoub Lounes est mort sur son propre territoire. Une insulte à l’honneur des Kabyles, une blessure restée béante : la région n’a pas su protéger son « rebelle ». Depuis, elle cultive sa mémoire, elle glorifie son combat et cherche les noms de ses assassins.
Il n’est plus une semaine sans que dans ces villages aux chemins qui montent soient inaugurés une stèle, un tableau, dans un rituel de contestation et d’affirmation de l’identité amazighe dont Matoub est devenu l’incarnation mythique. Ce vendredi-là, c’était au tour de la commune d’Ifigha, à quelques kilomètres d’Azazga, d’inscrire sur ses murs ce serment de fidélité. Un serment entretenu « par la famille » qui se résume à la mère, Na Aljia, et la sœur, Na Malika, comme l’appellent les plus jeunes.
Matoub était le fils et le frère unique. Sans ces deux femmes, la construction de la légende, comme seuls savent les écrire les Méditerranéens, aurait été impossible. Comme d’autres vendredis, Na Aljia s’est levée tôt ce matin dans cette maison devenue trop grande, glaciale, j’y ai passé la nuit dans l’hospitalité la plus simple sans que jamais on m’ait posé la moindre question.
C’est en écoutant Malika, venue nous rendre visite à la Tribune, que l’envie m’est venue de raconter ce mythe moderne né en cette fin de millénaire, produit de notre pays désormais ensanglanté. Construite par Matoub Lounes, au pied du village familial, Taourirt Moussa, sur trois étages, avec là haut la terrasse qui domine ces montagnes, ces plaines dont il chantait le quotidien, cette maison raconte non seulement la réussite de celui qui était pourtant le « voyou » du village, mais surtout l’attachement à la terre des ancêtres. « Quand ils ont de l’argent, les Kabyles achètent de la terre et construisent une maison », explique le porte-parole de la Fondation Matoub.
On vient de toute la région pour la visiter, « on en a tellement parlé », elle a été entièrement conçue par Lwounes, c’est ainsi que sa mère prononce son nom, tout en préparant un bol de lait chaud dans cette grande cuisine moderne, avec cuisinière et frigidaire encastrés, placards au mur, « l’eau vient du puits du jardin ».
Petite, le corps trapu, massif, le visage étrangement serein, les lunettes sur le nez, une véritable ressemblance avec son fils, il émane de cette femme une intimidante puissance. Na Aljia parle peu, et s’habille comme on porte un alphabet.
Il fait froid, sous sa grosse veste en laine, elle a vêtu une robe kabyle de cérémonie, cette robe devenue l’étendard de la région, et c’est sans doute pour cela que les couleurs en deviennent de plus en plus féroces au fur et à mesure de l’exaspération de la revendication amazighe.
La cause pour laquelle on considère ici que Matoub s’est sacrifié. Autour de son cou, Na Aljia porte une chaîne offerte par un fidèle, en médaillon une carte de l’Algérie sur laquelle est sculpté le portrait de Matoub, et autour du poignet la gourmette de son fils.
Matoub omniprésent
Dès l’entrée de la maison, il vous accueille, souriant et jouant avec le Dalaï Lama à Paris lorsqu’il a reçu la médaille de la mémoire -la légende raconte que les deux hommes se sont très bien entendus. Au-dessus de l’un de ses portraits, Malika a enroulé un foulard blanc, cadeau des Tibétains après la mort de Lounes. Plus loin, Matoub avec Smaïn, Matoub avec Platini, Matoub seul.
Dans la grande pièce du bas sans cloison, qui fait à la fois office de salon et de salle à manger-cuisine, les murs, les meubles ne parlent que de lui. Le salon du plaisir est en deuil, le piano blanc posé près de la fenêtre qui donne sur la montagne d’en face est recouvert d’un drap blanc, les très confortables fauteuils en cuir fauve semblent désormais inutiles devant l’immense écran de télévision, la vidéo, eux aussi recouverts, le bar en tonneau est vide, la cheminée en pierre est éteinte malgré les bûches soigneusement alignées.
Les bibelots, les souvenirs ramenés de voyages témoignent de la joie enfantine, de la candeur naïve de cet homme fasciné par les minorités culturelles à travers le monde, des indiens d’Amérique aux Tibétains en passant par les juifs. « Il avait visité une réserve d’Indiens », se souvient Malika. De ce voyage, il reste accroché au mur les flèches et les plumes indiennes.
Il reste aussi les parchemins de déclarations de Jefferson, le président Américain, des considérations sur la Liberté. Quand on monte les escaliers, sa chambre fermée à clé restée telle quelle comme s’il allait bientôt en pousser la porte : « C’est moi qui ai plié toutes ses affaires. »
L’armoire est rangée, ses mandoles, ses instruments de musique sont posés sur le couvre-lit de satin blanc, si cher aux jeunes épouses dans notre pays, ou par terre, sur un tapis. Instruments désormais mythiques que la Fondation Matoub, dont Na Aljia est membre d’honneur, et Malika présidente, réservent pour le musée qu’elles ambitionnent de construire : « Tant que je serai vivante, personne d’autre ne les utilisera », jure la sœur.
La mémoire de Matoub est disputée aujourd’hui entre la famille qui estime que son combat dépasse les clivages politiques pour appartenir à « tous ces gens qui l’ont aimé », et ceux qui considèrent, comme le RCD dont il était en effet très proche de son vivant, que Matoub appartient au parti. D’une valise ouverte dépassent quelques robes kabyles, sans doute celles de son épouse Nadia qui était dans la voiture, lors de l’assassinat, avec ses deux jeunes sœurs. Elles sont les seules témoins du crime. Tout est en place pour une véritable tragédie antique, montagnarde.
Ici, on reste obsédé par l’assassinat de Matoub. On veut pouvoir reconstituer la geste, les derniers moments du héros : « Je veux savoir comment il est mort. »
D’où la revendication de la reconstitution du crime, de la vérité, cette exigence qui dépasse les clivages politiques pour le culte du héros. Cette exigence de justice est aujourd’hui la forme moderne de la vengeance portée par « la famille », et pouvait-il en être autrement ? Cette légitimité est aujourd’hui contestée par les frères d’hier. Un journaliste du Soir d’Algérie, intime de la maison du vivant de Matoub, a même écrit qu’elle n’était « que la famille biologique », tous répètent cette phrase qui a blessé dans cette maison.
Mais chacun porte son destin : « Ma mère m’a raconté très tôt que c’est le premier être humain, le premier visage sur lequel j’ai ouvert les yeux. Avant elle », écrit Malika dans son livre Matoub Lounes mon frère. Sur son tombeau, il a été gravé, exclusivement en tifinagh, ces phrases écrites par Matoub : « Aujourd’hui je suis. Demain je ne sais pas. J’ai témoigné (nighd) de ce que j’ai entendu. Et de ce que j’ai vu. Souvenez-vous si un jour je tombe dans un fossé. C’est la voix de mon sang (Danzaw) qui vous parlera. » Anza, comment expliquer aux non berbérophones ou aux non initiés toute la charge de ce mot. « Anza, c’est le dernier cri de ma mort injuste qui va vous parler », tente d’expliquer en kabyle l’un des neveux de Matoub, il n’a que 22 ans, jean et cheveu court, il est beau comme un Grec de mythologie, et appartient au cercle intime qui entoure la mère et la sœur. Il assure avec d’autres neveux et cousins, le soutien affectif, la protection, l’accompagnement. « Lorsqu’un homme a été assassiné ou lorsqu’il est mort de mort violente, c’est-à-dire lorsque son sang a été répandu sur la terre, son âme double séparée trop vite du corps est supposée errer en quête de vengeance, avide de provoquer un nouvel accident à l’endroit fatal », écrit Jean Servier dans les Portes de l’année, un livre datant de 1962, et livre culte de tous les berbéristes lettrés.
Anza, le cri du sang
L’âme double, c’est sans doute elle qui nous accompagne, suivant le cortège que nous formons donc ce matin, en direction de Tifougha pour inaugurer une nouvelle stèle. Na Aljia est montée dans la première voiture, avec sa jeune garde, des enfants, les neveux, les cousins.
L’un d’entre eux, le crâne rasé, une boucle scintillante à l’oreille, les yeux verts eau, un anorak noir, tient à la main le long fusil à pompe noir qui jadis appartenait à Lounes. Enfant à son tour armé, caressant son arme le long de ses cuisses, la posant sur le bout de ses orteils.
Enfant censé défendre la veuve, la mère, désormais sans fils, des nombreux ennemis réels ou supposés -qui sait aujourd’hui ce que ce pays englué dans sa violence banale nous réserve-, au volant un autre chanteur et poète dont la première cassette est en vente, un clone de Matoub.
Derrière, une autre voiture où se sont installées trois femmes d’un certain âge, emmitouflées dans leurs laines, leurs robes kabyles, leurs foutas, elles sont du village et accompagnent Na Aljia pour faire honneur aux autres villageois qui les accueilleront dans une heure et demie.
Nous fermons la marche dans un fourgon de transport mis au service de la Fondation Matoub, organisatrice de ces cérémonies.
Il y a là trois jeunes adolescents, sentinelles vigilantes. Il est neuf heures et demie, la brume se lève, les montagnes sont bleuies par le froid, leurs pics tendus vers les premiers rayons de soleil qui éclairent la plaine, les villages aux maisons de pierres serrées les unes contre les autres avec leurs tuiles rouges qui ont survécu aux nouvelles constructions de béton.
Personne ne parle, Matoub chante dans le poste-cassette. Sa voix chaabie, son mandole, ne nous quitteront pas pendant tout le voyage, il chante ces textes qui ont su toucher tous ces enfants de village, ces montagnards du XXème siècle. Il n’y a qu’en Kabylie qu’on peut mesurer combien Matoub a marqué la jeunesse de ces régions.
« Matoub n’a pas des fans, mais des adeptes », dit fort justement sa sœur. Sa voix, comme une drogue douce, nous enveloppe, épouse le paysage qui défile, dans une profonde nostalgie, une souffrance disant l’indicible manque kabyle. Matoub omniprésent. Son portrait nous poursuit accroché à tous les supports imaginables.
Sur les vitres des fourgons qui montent de la ville au village, il nous devance, nous précède, nous double. Sur les murs des taxiphones, dans les cafés, chez le marchand de journaux, de légumes, c’est encore lui qui nous attend.
Visage décuplé, retouché avec les yeux langoureux, façon star hindie, façon intello clean quand il garde ses lunettes, façon militant, façon voyou, il se décline dans tous les genres. Reste ce que ses adeptes les plus accros imitent dans ce que le fils de son oncle, trésorier de la fondation, qui a grandi avec lui dans la maison du grand-père Matoub, située là haut dans le village de Beni Douala, appelle « le style Matoub, c’est un genre plutôt classique, la chemise blanche ouverte sur la poitrine, une chaîne en or autour du cou, le pantalon droit ». Le genre voyou embourgeoisé.
Matoub ou le culte du courage
La foule se disperse, ce sont les mêmes qui, un jour, se rendront pour un autre pèlerinage sur la tombe de leur héros dans son village de Beni Douala. Un tombeau qu’on visite en famille, le week-end, ou par bus entier. La veille, jeudi, en début d’après midi, je les ai vus arriver, en voiture, ils viennent de Draa Ben Khedda, le mari, sa femme et sa belle-sœur, avec les enfants. « Nous sommes venus visiter, anzour, cheikh Lwounes, pour la baraka », explique l’une des deux femmes. Mais d’où Lounes tient-il cette baraka ? « De son cerveau. » Toute la journée, les visiteurs seront nombreux, des jeunes, beaucoup de jeunes, une véritable ziara. Tout y est, même le darwich, arrivé de nulle part, les yeux fiévreux, la barbe noire rehaussée par sa kachabia brune : « Je suis le misérable, le personnage de la chanson. » Le rituel est le même pour tous. On commence par se recueillir sur le tombeau. Six tonnes de granit rose nous regardent, venu du Brésil, monté en Bretagne et ramené en Algérie par container, une année de travail pour poser cet édifice fermé par une barrière, illuminé la nuit par douze lampadaires, sur le sol carrelé le dessin de son mandole en bleu. C’est ici que repose Lounes, dans son propre jardin, comme autrefois les hommes de prestige dans la Grèce antique. Quand la nuit tombe, son portrait sur deux faces s’illumine. D’un côté, vêtu de sa chemise blanche, il lève les bras vers le ciel en colère, la lumière est rouge, « c’est la couleur du danger », m’explique le trésorier de la fondation, Rachid Matoub, son cousin, sur l’autre face, il est en costume, cravate, apaisé, et son visage est tourné vers la lumière jaune « sa lumière qui nous guide ». Puis on se dirige vers la maison dont une partie est devenue un musée, en attendant d’en construire un vrai, projet de la fondation qui ambitionne d’acheter le terrain avoisinant où il est question de construire un studio d’enregistrement, des chambres pour les hôtes. Ici, on s’inscrit dans la durée. Dans cette pièce, donc, s’entassent des stèles, des bustes, des tableaux, imaginés par les adeptes de celui qu’ils appellent « le père, le maître, le combattant,… ». « On l’aime Matoub, il nous a appris beaucoup de choses, d’abord le respect de nous-mêmes, la liberté ». Ils sont quatre, entre 2O et 25 ans, ils sont barbier, chauffeur, maçon et ils viennent de Bougie, « il nous a montré le chemin ». « Il est celui qui a dit tout haut ce que tout le monde pensait tout bas ».
Chanteur iconoclaste, Matoub a cassé pour eux bien des tabous, de son athéisme déclaré, à son rejet radical de la langue arabe
Pour toute une génération, celle qui est née dans les années 80, après le printemps berbère, il a été l’« éducateur »Parfois, le résultat est effrayant. Elles pourraient être les prêtresses de ce nouveau culte, elles en ont la beauté et la foi. Elles s’appellent Zahia et Kahena, étudiantes à l’Université de Tizi Ouzou, en langues berbères. Kahéna est la plus allumée, le nez droit, les cheveux en bandeau, vêtue de noir, elle parle comme une mitraillette dans ce kabyle châtié. Elle a fait toutes ses études en arabe, juste pour avoir le bac, « j’ai étudié de force cette langue, alors qu’on me refusait la mienne ». Sa vision du monde est bien étrange pour une étudiante, « les arabes sont des étrangers qui nous ont envahis, ils nous ont pris notre terre » et quand je tente de tempérer sa flamme, elle s’arrête étonnée : « Tu n’es pas kabyle. » Si, je suis Kabyle, mais les arabes ne sont pas venus si nombreux… Elle me regarde hallucinée, du genre « tu aurais souhaité peut-être qu’ils soient plus ? Impossible de discuter : « Lwounes allait sauver le peuple amazigh de son anéantissement. » Pour elle c’est le nouveau prophète, d’une nouvelle religion : « Sa mort a changé ma vie, avant le bien l’emportait sur le mal. Il n’aurait pas dû mourir. Avant, je pensais qu’il fallait revendiquer doucement, maintenant je suis prête à tout pour tamazight. » Si ces propos sont marginaux, ils existent quand même, et on ne peut s’empêcher de penser combien le refus de la reconnaissance d’une des langues les plus vieilles de la Méditerranée, aussi aimée, qui a résisté à toutes les occupations, aussi revendiquée, est criminel, abandonnant ainsi une jeunesse paumée dans un sectarisme des plus effrayants. « C’est le manque de culture », dit-on indulgent à la fondation dont la responsabilité est aujourd’hui très lourde.Dans ce contexte, c’est un véritable bonheur de rencontrer Zahra, 24 ans, dentiste, de Bougie venue juste pour voir. « Je voulais voir ce qu’ils ont fait, je l’imaginais comme ça, ce ne pouvait pas être autrement, ça ressemble à la Kabylie d’aujourd’hui, désordonnée, complètement perdue, il y a une grande confusion dans ce que nous sommes, ce que nous devrions être, entre l’Occident, les Arabes, les Kabyles. » Dans le jardin, sous un auvent, la Mercedes noire criblée de balle, est exposée, Matoub, dans un cadre, est au volant.
Par Ghania Mouffok (journaliste écrivain)